Les derniers noceurs du samedi soir vont se coucher dans d’ultimes coups de klaxons assourdissants, rapidement remplacés par le léger clapotis des vaguelettes sur la coque des « pointus ».5h30 du matin : La nuit est fraîche et calme dans le « Vallon ».
« Des fois, j’ai les mains tout gonfles et je peux même plus les bouger… » Mais il en faut plus pour enlever à Philippe sa bonne humeur. Arque bouté dans la minuscule cabine en bois qu’un « pote musicos » lui a fabriqué, il fredonne, tout en travaillant, entre deux cris encore enroués de gabians matinaux, les vieilles chansons françaises qui passent en sourdine sur Nostalgie, grâce à sa petite radio portable couverte de sel et d’embruns posée sur le toit de son petit bateau. Se lever aux aurores : Pas seulement l’obligation de tout pêcheur. Avant tout une question de survie. « Le premier qui se lève, il s’habille. Et le premier qui s’habille, il cale où il veut », dit-il en jetant dans le port le dernier susque d’une main et en larguant les amarres de l’autre. Et d’ajouter, soulagé et heureux de pouvoir enfin lever l’ancre : « Chaque fois que je quitte le port, je me retourne et je prie la Bonne Mère. »Et moi, je me tanque leur aiguille dans les doigts.
Le voilà qui lâche soudain le premier galet, la première « gallinette » (comme le poisson du même nom) : Un simple bidon en plastique blanc, accroché à un long bambou et surmonté d’un petit drapeau rouge usé, qui marque, côté terre, le début du filet. L’autre galet, surmonté, lui, d’un drapeau noir, en marquera l’autre bout, vers le large, permettant ainsi aux autres bateaux de ne pas risquer de le couper. D’un bout à l’autre de chaque « gallinette », le pointu de Philippe fait bientôt un tour complet, qui ferme le cercle (la « baou »), et emprisonne les poissons pris au piège. Le filet une fois « calé », en place, Philippe me le montre fièrement sur le petit écran de contrôle de son sondeur, qui mesure non seulement la profondeur du fonds marin (ici, 34 mètres), mais qui identifie aussi les bancs de poissons par des tâches rouges plus ou moins étendues. Juste le temps d’insulter copieusement un couple de « plaisanciers du dimanche » avant qu’ils ne passent in extremis sur son filet, le voilà qui pointe à nouveau un doigt mouillé sur le sondeur, pour me montrer une nouvelle grosse tâche rouge qui vient d’apparaître : Un énorme banc de bonites, qui tournent déjà dans sa « toile ». « Là-dedans, c’est l’affolement général ! », crie Philippe dans un éclat de rire qui surmonte (presque) le vacarme assourdissant du moteur. Son rire est communicatif et son bonheur fait plaisir à voir : Philippe a beau travailler jusqu’à 20 heures par jour, parfois même ne pas dormir du tout, il est heureux, tout simplement…Coiffé de son bonnet en laine, rouge et décoloré, qui lui vaut le surnom de « Cousteau »
(parce que c’est le « Commandant lui-même » qui lui a offert),
Nous nous affalons enfin autour d’une table, sur la terrasse d’un dimanche ensoleillé et déjà bondée de touristes, pour boire un « Casa » et une pression largement mérités. Un œil sur son verre et un sur le ballet incessant des jolies serveuses, Philippe m’explique que le métier de pêcheur est un métier dur, très dur et ingrat, qui se transmet dans la famille, de grand-père en fils et de fils en petit fils. « Mais les jeunes, maintenant, ils ont plus la passion comme avant ». Mais dans la famille de Philippe, aucun grand-père, père ou oncle pêcheur avant lui pour lui apprendre le métier, et sûrement aucun après lui : Son seul fils de 13 ans sait déjà qu’il veut être Prof de chimie plus tard.Sa pêche pesée, négociée et vendue à la « Patronne » (poulpes, rougets, baudroies, pageots, rascasses…),
« Pour ne pas leur donner le coup de bambou, comme dans les Restos du Vieux Port ou les soit disant Restos chicos de la Corniche et des Calanques ». Les jours où il ne travaille pas en mer, c'est-à-dire les jours d’intempéries (à peu près 3 mois par an), Philippe travaille encore sur son bateau ou chez lui : Réparer ses filets, nettoyer et repeindre son bateau. Ces rares moments de loisirs, il les consacre à bichonner sa vieille moto, une Harley Davisson de 1981 dont il n’est pas peu fier, avec moteur en fonte de 1.600 cm3, à jouer 180 euros, « pas plus », au Casino de Cassis (« après, ça part en vrille »), pour décompresser avec les copains, ou à pêcher encore, mais à la mouche, dans la rivière de la Sorgues, dans le Vaucluse.Fier comme un vrai marseillais et avant tout soucieux de respecter ses clients en tirant ses prix.